A dix heures du soir tout était fini. Notre escadre avait tiré plus de deux mille coups de canon et l'ennemi avait perdu de six à huit cents hommes et il était découragé, surtout à cause de la mort de plusieurs de ses chefs, notamment de Belkassem ben Djerouda qui avait la réputation d'être très redoutable.
Certains responsables civils sont descendus à terre avec les officiers. Les Européens étaient encore consignés à bord des vaisseaux de guerre où ils s'étaient réfugiés, car la prise de Sfax n'était pas terminée; on continuait à faire sauter les maisons et à en déloger les insurgés.
La ville, entre incendies et démolitions était en ruines littéralement et, de toutes parts, ce ne sont que trous énormes, brèches béantes, produites par les obus de quinze navires tirant sans désemparer.
Un détachement d'artillerie a occupé la batterie rasante, dont les vieux canons, du temps de Louis XVI, ont été encloués par les marins français.
Uniquement au niveau de la tranchée de défense, d'où une forte odeur cadavérique commence à s'échapper, il y a trente-sept corps d'Arabes tués sur les balles d'alfa et qu'on a enterrés, à quelques centimètres, dans la tranchée même.
Les soldats du 93ème de ligne et du 77ème sont campés dans les ruines du quartier européen, qui forme la partie basse de Sfax.
A l’intérieur de la Médina, qui est réduite en miettes par les torpilles, l'aspect général devient plus sombre. On marche sur les étoffes, sur les meubles brisés, sur les registres de comptabilité, sur les ustensiles les plus divers, que les explosions ont violemment projetés avec les décombres ; les soldats sont noirs de poudre; ils montent la garde deux par deux, et de vingt pas en vingt pas, pendant que les officiers et les sous-officiers visitent les maisons avec des pelotons de dix hommes, fouillent les caves, et barricadent ensuite les portes, en écrivant dessus le mot "visité"
En avançant encore dans la ville arabe, le spectacle devient encore plus curieux et plus inattendu : chaque rue est encombrée de moellons et de morceaux de minaret tout entiers; les soldats, pour se reconnaître dans ces dédales, ont donné aux rues les numéros de leurs régiments : rue du 92ème, rue du 77ème.
La Grande Mosquée, qui est fort belle; est occupée par le bataillon du 77ème. Son aspect est singulier avec son étendue, ses voûtes soigneusement blanchies, aux colonnes de marbre, et sur les nattes de laquelle les troupiers ont établi leur domicile.
Des militaires loustics font la soupe habillés en grands prêtres, avec des robes invraisemblables et des calottes de toutes les couleurs.
Le turban vert et le drapeau du prophète servent de ceintures à nombre de cuisiniers. Six cents hommes sont logés là-dedans comme des princes ; aussi est-ce avec douleur qu'ils apprennent de leurs officiers que demain on rendra la mosquée au culte des Sfaxiens qui auront réintégré leurs domiciles, bien démolis au surplus.
Les quatrièmes bataillons des 92, 93, 77, 136 et 137ème de ligne rapporteront en France quelques bibelots provenant de la prise de Sfax ; plus d'un troupier a mis dans son sac un fichu de soie ou des pantoufles brodées pour sa payse ; mais, malheureusement, le sac du soldat est lourd et déjà rempli par les objets nécessaires. Il faudra s'en aller à Gabès par étapes, et alors, adieu les souvenirs de Sfax !
On a ramassé dans la mosquée un Coran très précieux qui appartenait à l’Imam de la mosquée qui a été tué dedans en poussant des cris de mort contre les chrétiens et excitant ses coreligionnaires à la résistance, alors que, déjà, la ville était prise.
Le colonel Jamais, qui commande maintenant la place sous les ordres du général Logerot, et en dehors de l'autorité des amiraux, occupe le premier étage d'une maison restée à peu près intacte.
Il a donné l'ordre de conduire à bord de l’Alma les notables Sfaxiens qui demandent à transiger et à discuter les conditions de la paix. Ces notables qui ont l'air d'être cossus ; l'un d'eux possède douze maisons dans Sfax, disent que les insurgés les ont forcés de se mettre avec eux, ce qui est bien possible, mais ce qui n'est pas absolument certain.
Enfin, aujourd'hui, ils sont venus demander l'Aman, l'éternel aman, et, après avis du Gouverneur Djellouli, réfugié à bord de L'Alma depuis quinze jours, on va le leur accorder.
Il paraît que les Sfaxiens s'étaient préparés à cette guerre des maisons, car c'est ainsi qu'ils nous ont tué du monde. Les pertes que nous avons faites peuvent se décomposer ainsi :
Marins : tués, 13 ; blessés, 26 (transportés à l'ambulance à bord de la Sarthe).
Troupes de ligne : tués, 25 ; blessés, 80.
Total pour les différentes armes : 38 morts et 106 blessés.
Les morts on été enterré solennellement dans le cimetière européen de Sfax. La cérémonie religieuse avait eu lieu à bord de l'Alma; puis une seconde cérémonie avait été célébrée dans la mosquée, par le curé catholique de Sfax, un Maltais.
A propos de la Kasbah, il faut dire que, contrairement à ce qu'on croyait, elle n'était point défendue par une garnison. Lorsque les torpilles en eurent détruit la porte massive, soigneusement fermée, on ne trouva dans l'intérieur qu'un Arabe, qui se mettait en devoir de faire sauter la poudrière. Séance tenante il fut passé par les armes, et un grand malheur put être évité.
Le palais du gouverneur, situé au sommet de la ville arabe, est une petite merveille de décoration orientale. Le commandant Gardarein, du 93ème de ligne ne peut pas se plaindre
De ce quartier général qui lui est échu en partage.
A suivre ...